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La beauté du monde
Grandes questions
Édition Le Devoir du jeudi 4 septembre 2003

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par Jean-Pierre Bélanger, écrivain

Quand je suis entré pour la première fois dans le hall de l'Institut universitaire de gériatrie de Montréal pour rendre visite à mon père récemment admis, j'ai pleuré. Je n'ai pas pleuré parce que de nombreux vieillards à l'état végétatif encombraient le hall, le jardin et les chambres mais plutôt parce que j'avais l'impression qu'à partir de maintenant, je poussais mon père dans le couloir de la mort et que c'était désormais à cet endroit que tout se jouerait pour lui.

Pousse dans un lavaboÀ l'heure qu'il est, mon père devait déjà comprendre où il se trouvait. Comment allait-il réagir? Son désespoir allait être noir. Il allait quitter la vie, hanté par les visions les plus cruelles du genre humain. Mon père allait désormais faire partie de tous ces gens que l'on nourrissait à la petite cuillère, la poitrine recouverte d'un bavoir, avec leur petite tête blanche penchée, sinon presque décapitée, l'air égaré, chantant ou geignant. J'arrivais en enfer. L'enfer était ici. Et mon père était en enfer. Et moi aussi. Je n'arrivais plus à monter l'escalier qui mène au troisième ouest.

Quand j'arrive à sa chambre, je dois attendre pour m'approcher de lui car une infirmière s'affaire à le laver derrière le rideau qui entoure son lit. Elle ne sait pas que je me trouve là. Et je l'entends chanter à mon père des chansons douces pendant qu'elle lui change sa couche. Je vois son ombre. Ses mouvements sont lents, respectueux et doux. Elle jette la couche souillée dans la poubelle, lave le vieux corps de mon père, tout en lui disant qu'il est beau. Vous savez que vous êtes un beau monsieur? Pourtant, mon père est à l'état de cadavre décharné, il ne lui reste plus qu'un oeil, l'autre a l'aspect d'un trou béant. Mais elle ne le trouve nullement repoussant, même qu'elle rit, même qu'elle l'embrasse sur le front et sur la joue. Mon père sourit, il est heureux, car il conserve sa dignité. Il se croit encore un homme.

Moi, je me dis que c'est probablement le dixième patient que cette infirmière lave depuis le matin. Et qu'elle conserve toujours son humanité. Et je n'en reviens pas. Je croyais sur cet étage me heurter aux cruautés et aux horreurs du monde des reclus, je croyais entrer dans une sorte de cabinet de toilette qui aspire ceux dont la société ne veut plus. Alors que je découvre plutôt que la beauté du monde est ici, qu'elle réside ici, dans ces infirmières généreuses, dans leurs gestes gratuits, dans leurs caresses sur des têtes confuses, dans leurs tendres baisers sur des corps tordus que plus personne ne réclame, dans cette société où tout doit être jeune et beau.

Par la suite, une autre femme est venue raser la barbe de mon père en lui posant des questions sur ses enfants. Puis, un infirmier, un Cambodgien, est venu lui proposer un verre de jus; c'est si rafraîchissant, un jus. Mon père lui demande s'il est Chinois et celui-ci lui parle de son pays, joyeusement, simplement, comme si mon père était un ami.

Une autre infirmière vient l'habiller pour qu'il soit propre et digne, et elle coiffe ses vieux cheveux tout blancs. La beauté du monde est partout dans les gestes de ces femmes.

Puis est venu un autre temps. Un temps où mon père a beaucoup souffert. Et toutes ces femmes n'on pas voulu qu'il souffre. Et elles ont été à son écoute, et elles l'ont fait rire, et elles se sont informées de son passé, comme si, à leurs yeux, mon père était toujours une personne respectable et digne d'intérêt. La beauté du monde n'en finissait plus de s'exprimer à travers l'attitude de ces femmes et de ces hommes.

En ces temps difficiles où l'égoïsme et le plaisir règnent en maîtres sur nous, si vous voulez voir la beauté du monde, n'allez pas voir les chutes du Niagara ou les gratte-ciels de New York. Allez plutôt faire une visite à titre de bénévole au troisième ouest de l'Institut universitaire de gériatrie de Montréal. Car elle est là, la beauté, je vous le jure. Elle est là, dans le dévouement, l'amour gratuit, les yeux, les sourires et les gestes, cent fois répétés mais toujours neufs, tendres et pleins d'une grâce telle qu'on croit qu'elle vient du ciel.

Un pas de plus dans la réflexion...

La beauté du monde surprend, surtout quand on ne s'attend pas à la trouver. Voici des questions auxquelles tu es invité à réfléchir cette semaine.

• M’est-il arrivé de découvrir de la beauté au cœur de la souffrance?
• Comment ai-je pu voir la beauté du monde chez une personne, récemment?


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